Le 5 juillet dernier, Meta lançait Threads dans 100 pays. Sept heures après le lancement, Mark Zuckerberg se vantait d’avoir réuni 10 millions d’utilisateurs sur l’application de conversations écrites. Ce succès a été propulsé par la popularité d’Instagram, puisqu’il faut et il suffit d’avoir un compte Instagram pour créer un compte Threads. C’est aussi la mise en scène de la rivalité entre Meta et Twitter, désormais X, qui a joué. Juste avant le lancement de Threads, les deux milliardaires Mark Zuckerberg et Elon Musk se sont mis au défi de s’affronter dans un combat en cage. Non, non, vous ne rêvez pas !
Aujourd’hui, je veux surtout m’attarder sur le nom de cette nouvelle application : Fils en français. D’abord, parce que ça m’amuse un peu, que deux hommes parmi les plus puissants du monde soient prêts à se battre pour une histoire de bobines🧵. Ensuite, plus sérieusement, évoquer Threads, c’est surtout un détour pour mettre en lumière la proximité du numérique, du tissage et de la broderie. Des liens que l’on retrouve dans nos mots, dans nos imaginaires mais aussi dans l’origine de ces technologies.
Au programme de ce numéro : des histoires de métier Jacquard, de pixels et de point compté et les extraits de mon entretien avec l’artiste transmédia Diane Cescutti qui explore les « histoires emmêlées » du tissage et de l’informatique.
Métier à tisser, mémoire et point compté
Les pages web sont liées entre elles grâce à un réseau de liens hypertextes comme la toile tissée par une araignée. Cette toile-là, c'est la métaphore la plus courante. Grâce à l'exposition « Icônes » consacrée à Susan Kare au Musée de l’Imprimerie à Lyon, j’ai entrevu pour la première fois la relation du numérique à l’autre toile, celle du tissu.
Susan Kare est designer. Elle a conçu les premières interfaces du Macintosh d’Apple dès 1982. Dans une interview avec BoingBoing, elle confie s’être inspirée de la grille des broderies à points comptés afin de créer ses premiers dessins sur une grille de 32 pixels par 32 :
« Le processus me rappelait la broderie, le tricot ou la mosaïque. J'ai eu la chance d'avoir une mère qui aimait les travaux manuels. » - Susan Kare
Cette comparaison entre une activité manuelle plus très valorisée et l’image d’Apple, « la firme qui valait 2 000 milliards » m’a frappée. Et pourtant, cette comparaison de l’informatique et du textile est loin d’être anecdotique. Remontons le fil avec quelques dates et personnages clés.
1843 : Ada Lovelace imagine l’ancêtre de l’ordinateur
« On peut considérer à raison que la machine analytique tisse des modèles algébriques comme le métier Jacquard tisse des fleurs et des feuilles. » - Ada Lovelace.
Ada Lovelace est une aristocrate anglaise née en 1815. Contrairement à la plupart des jeunes filles de son époque, elle reçoit une solide éducation scientifique et se passionne pour les mathématiques. Dans sa correspondance et ses notes sur la machine analytique de Charles Babbage, elle s’inspire de la programmation par cartes perforées des métiers à tisser Jacquard et écrit la première instruction conditionnelle. Après plus d’un siècle dans l’ombre, elle est de nos jours reconnue comme la « première codeuse de l’histoire » ou « grande ordinatrice ».
1969 : Les couturières de la mission Apollo 11
Un peu plus tard, j’apprends que la mémoire magnétique des ordinateurs des vaisseaux des missions Apollo était tissée à la main par des ouvrières du textile. Pour coder un 1, un fil était enfilé dans un anneau magnétique. Si un anneau était sauté, il s'agissait d'un zéro. Ces anneaux magnétiques modifiaient la tension du courant circulant dans le fil. Ainsi, si le lecteur détectait un changement de courant, il savait qu'il s'agissait d'un 1. L'absence de changement de tension signifiait un zéro.
Bien sûr, il y a ici et là des traces de cette histoire, mais elle est relativement peu connue.
Pourquoi est-ce important de rapprocher ces deux mondes ?
Dans un article intitulé Metaphors we web by, la designer Maggie Appleton explore les différentes métaphores qui ont influencé notre rapport à Internet et à l’informatique : le papier, avec la corbeille, le bureau; l’espace à parcourir ou à conquérir avec l’océan sur lequel on surfe, ou les autoroutes de l’information que l’on traverse à toute allure ou encore les strates géologiques invisibles. Surtout, elle souligne pourquoi elles comptent :
Les métaphores que nous utilisons pour parler du web ne sont pas de simples futilités linguistiques - elles déterminent la façon dont nous le comprenons à un niveau fondamental. Elles déterminent ce dont nous pensons que le web est capable, les risques, les opportunités et les défis qu'il pose. Cela signifie que les métaphores que nous utilisons pour penser le web influencent profondément ce que nous pensons pouvoir en faire, et comment nous pourrions le changer ou le faire évoluer. - Maggie Appleton
Dans son travail, l’artiste transmédia Diane Cescutti prend comme point de départ le métier à tisser à l’origine de la computation informatique. Soudain, sous les yeux ou sous les doigts du spectateur, le lien qui était encore un peu abstrait se matérialise.
Rencontre avec Diane Cescutti [extraits]
Réhabiliter les savoirs textiles et ceux qui les portent et rendre les technologies plus accessibles, compréhensibles, sensibles et poétiques.
Dans son article “Metaphors we web by”, Maggie Appleton explore les différentes métaphores qui ont influencé notre rapport à Internet.
En quoi de nouvelles métaphores : celles des ordinateurs comme des métiers à tisser et/ou des tisserands comme des codeurs, du tissu comme d’un code pourrait-elle enrichir notre relation aux technologies et aussi à l’art du tissage ?
Diane Cescutti - Premièrement il faut faire une différence entre les métaphores décrites par Maggie Appleton et la métaphore textile. Les métaphores qu'elle décrit sont celles qui furent et sont projetées sur le web pour réussir à appréhender cet outil complètement nouveau avec le vocabulaire et les imaginaires existant.
La métaphore textile est différente, c'est la métaphore originelle car comme l'ordinateur descend directement du métier à tisser, le vocabulaire et les histoires des ordinateurs et des métiers à tisser sont, de fait, liés. Mais ces histoires emmêlées ont été oubliées, effacées.
Ces métaphores des ordinateurs comme des métiers à tisser, des tisserands comme codeurs, elles permettent beaucoup de choses selon les personnes mais en voilà quelques exemples : réhabiliter les savoirs textiles en tant que technologies et savoirs mathématiques, permettre aux porteurs de ces savoirs une porte d'entrée vers les ordinateurs, de comprendre que cette technologie leur appartient aussi. Elles nous permettent aussi de réfléchir à la forme de nos ordinateurs aujourd'hui, ce qu'ils sont dans leur essence, comment on peut rêver d'autres ordinateurs, rendre les technologies plus accessibles, compréhensibles, sensible et poétiques à une ère où elles paraissent de plus en plus opaques.
Vous pensez aux algorithmes ?
- Je parle d'opacité de manière générale, cela couvre beaucoup de champs comme par exemple la manière dont il est de plus en plus dur d'ouvrir et réparer un ordinateur ou de nombreux appareils électroniques, le fait qu'on comprenne de moins en moins sur quoi reposent nos technologies (par exemple l'idée du « cloud » alors que nos données sont stockées dans des endroits bien physiques, centres de données et computer farms).
Vous avez exposé et travaillé en France, aux Etats-Unis, au Japon ou au Sénégal. Avez-vous constaté des réceptions de vos œuvres différentes selon les régions ou les publics ?
- En tant que jeune artiste je manque de recul pour parler de manière générale mais je peux parler d'une œuvre en particulier qui a été présentée plusieurs fois dans trois cadres différents1. Il s'agit de Nosukaay (ordinateur en wolof), une installation interactive qui propose au spectateur d'explorer les liens entre les ordinateurs et le tissage mandjaque (une technique singulière de tissage issue de Guinée Bissau) à travers une sorte de film/jeu vidéo interactif mais le clavier est remplacé par un tissage avec lequel on interagit pour avancer (pour mieux visualiser, pensez au film Black Mirror Bandersnatch mais le clavier est un tissage).
À chaque fois, la réception a été très positive mais différente. À Orthez, l'œuvre a beaucoup parlé à une génération plus âgée que la mienne, car cette œuvre résonnait directement avec une tradition textile régionale encore très vive dans la mémoire des gens. C'était très intéressant, cette manière dont les personnes arrivaientt à se connecter à une technique de tissage qui vient d'un tout autre endroit.
À Dakar, qui est le lieu d'origine où j'ai commencé cette pièce, l'œuvre a été accueillie d'une manière qui m'a beaucoup touchée. Il y a un fort rapport au tissu, au textile de manière générale au Sénégal. De plus, comme on y retrouve le tissage mandjaque que les Sénégalaises et Sénégalais consomment et travaillent directement, la relation à l'œuvre est plus intense.
Mais ce qui m'a vraiment marquée, c'est que de nombreuses personnes se sont vraiment senties atteintes, concernées par les messages de la pièce, comme si elle leur disait d'eux-mêmes quelque chose qu'on ne leur avait pas encore dit, je crois.
Où pourra-t-on voir votre travail prochainement ?
Mes prochaines expos seront en 2024. Je serai à la Gaîté Lyrique à Paris le 20 octobre pour une table ronde et présente dans le cadre de ¡Viva Villa! . Les infos précises seront disponibles prochainement.
Tout et son contraire
💡 Vous avez perdu le fil ?
En vrai, ce qui vous intéressait c’était cette histoire de combat de catch entre Mark et Elon ? Lucie Ronfaut dans Numerama et Damien Leloup dans Le Monde ont écrit sur ce que la mode des sports de combat disait de la culture de la Silicon Valley. :)
À l'École Nationale des Beaux Arts de Lyon, dans le cadre du off de la Biennale de Lyon pour l'exposition collective Bientôt, là-bas : Sublimer les flux constants et disséminés du 7 au 15 octobre 2022. À Orthez, au centre d'art Image/Imatge pour l'exposition collective Une jeune fille, une machine et leur amitié du 19 novembre 2022 au 18 février 2023. À l’Institut français de Dakar pour une exposition solo intitulée Nosukaay le processeur de fil du 22 juin au 30 juillet 2023