Depuis ce vendredi 19 janvier, Prime Video diffuse Merci Internet la série documentaire consacrée à Squeezie, la star des YouTubeurs français suivie par plus de 18,5 millions d’abonnés. C’est son complice et producteur Théodore Bonnet qui l’a réalisée grâce aux archives collectées au cours des dix dernières années. La bande-annonce, sortie il y a environ un mois, m’a intriguée.
Elle m’a intriguée, d’abord, parce que comme beaucoup l’ont remarqué, elle reprend les codes de la série sur le rappeur Orelsan Montre jamais ça à personne, façon parcours initiatique. Ensuite, parce que j’aurais aimé avoir pensé à ce titre pour cette newsletter (tant pis ! ). Enfin, et plus sérieusement, parce que les contrastes de l’histoire de Squeezie sont aussi ceux de l’histoire du web.
Bricolage et amateurisme contre professionnalisation et super-productions. Anonymat contre célébrité inégalée. Jusque-là, on pourrait croire à un conte de fées. Voilà donc une génération de créateurs vidéo qui aurait réussi à renverser le règne de la télé ? Après le mépris de Thierry Ardisson face au YouTubeur, en 2017, l’heure de la revanche aurait sonné ?
Ce n’est plus si sûr, quand on lit et on écoute le journaliste et spécialiste des systèmes techniques et numériques Hubert Guillaud. Sa thèse ? En réalité, on ne serait pas vraiment sorti du règne de la télévision. C’est plutôt tout Internet qui deviendrait de plus en plus télévisuel. Dans son essai Coincés dans Zoom paru en 2022, Hubert Guillaud s’intéresse, non seulement à ce que la généralisation de la visioconférence lors de la pandémie a fait aux télétravailleurs, mais aussi aux conséquences de la bascule du web vers le tout vidéo.
Je remercie Hubert Guillaud d’avoir accepté de répondre à mes questions pour ce onzième numéro de TLDR. Bonne lecture et bonne année !
Fatigue de Zoom et vertige vidéo
« De YouTube à TikTok, de Zoom aux Reels en passant par les plateformes de streaming, ce web vidéo ressemble bien plus au paradigme de la télévision que du navigateur web : il ne nécessite pas vraiment qu'on interagisse avec lui pour qu'il nous envahisse. Il suffit de se laisser faire. »
Qu'est-ce qui vous a conduit, à la fin de votre essai, à réfléchir, au-delà du télétravail, au divertissement et à toute l'économie que vous voyez passer « en mode streaming » ?
Hubert Guillaud : Une impression évidente de continuité. Et ce sentiment de dépossession à voir nos visages aspirés par devers nous par ces plateformes, sans s'y reconnaître vraiment. La première fois qu'on parle dans Zoom on éprouve un peu la même sensation que quand vous êtes filmés par la télévision, on ne sait pas à qui on s'adresse, comment on doit se tenir, parler, interrompre… La maîtrise de sa présence en vidéo nécessite pourtant une posture, une manière d'être, à l'image de ce ton de conviction et de complicité qu'empruntent tous ces gens qui s'adressent à nous par vidéo interposée, alors qu'en réalité, ils parlent tout seuls face à une caméra.
Il y a aussi cette impression tenace que la visio ne sert à rien, qu'elle n'augmente rien, qu'elle n'améliore pas vraiment les réunions, au contraire. Depuis l'origine de la visioconférence, ce constat est dressé : la téléconférence, c'est sympathique, mais ça n'agit pas vraiment. Et pourtant, on n'a jamais passé autant de temps en réunion à distance, caméras branchées. Pour quoi faire ? Regardons-nous un spectacle en tant que public ou travaillons-nous ensemble en équipe ? Zoom, comme bien des applications vidéos du net, nécessite une posture passive, contrairement à la logique du web, plus active, centrée sur le clic, l'hyperlien, le commentaire. De YouTube à TikTok, de Zoom aux Reels en passant par les plateformes de streaming, ce web vidéo ressemble bien plus au paradigme de la télévision que du navigateur web : il ne nécessite pas vraiment qu'on interagisse avec lui pour qu'il nous envahisse. Il suffit de se laisser faire. Ces outils exigent notre inertie, ils nous demandent d'être spectateurs, d'entrer dans le simulacre qu'ils produisent. Nous avons l'impression d'être coincés dans un univers parallèle, à l'image des innombrables vidéos étranges qui peuplent TikTok et les Reels d'Instagram et de Facebook. Des vidéos qui nous font nous demander à un moment ce que nous regardons, pourquoi nous le regardons et plus encore comment ces contenus là sont-ils produits… C'est l'une des très bonnes questions qu'adressait l'artiste James Bridle dans son excellent livre, Un nouvel âge de ténèbres. Et c'est une question que nous devrions plus souvent nous poser : qui produit ces contenus, dans quels buts, pour quoi faire ? Même chose pour pleins de contenus de la télévision me direz-vous ! Oui ! Il est toujours essentiel de se demander qui a le pouvoir et comment il l'utilise.
Les contenus vidéos prennent une place de plus en plus forte sur l'internet. Toutes formes confondues, on estime qu'ils représentent désormais 66% de ce qui circule sur le net. Du visionnage de séries ou de clips sur les plateformes de vidéo à la demande en passant par le temps passé sur des réseaux sociaux de plus en plus télévisuels, comme TikTok, nous avons basculé dans une économie du web en mode streaming…
Et ce changement vient concurrencer à la fois l'autonomie, puisque nous ne sommes plus dépositaires des fichiers que l'on consulte, et l'accès au texte, au temps long, à la réflexion. C'est très net quand on regarde les algorithmes des réseaux sociaux : il y a une prime à l'image et à la vidéo, qui sont plus facilement amplifiées que le texte ou que l'hyperlien, désormais relégués.
Le fait qu'internet se télévisionne de plus en plus n'est pas récent, mais cette tendance à connu une incroyable accélération avec la pandémie, notamment parce que nous avons eu beaucoup recours à la vidéo pour voir les visages de nos proches dont nous étions privés, jusqu'à nous lasser des contraintes de la vidéo, à l'image des apéro zoom. Du binge watching sur les plateformes de vidéo à la demande aux interminables tunnels de visioconférences en passant par les séances de yoga en live et les conversations vidéo en direct dans les messageries instantanées, nous avons sursollicité la vidéo. Même si ces usages étaient là avant, j'ai l'impression qu'il y a eu un changement de pratique dans l'accumulation, une bascule. Le mode vidéo s'est imposé comme le mode par défaut, à l'image des rendez-vous professionnels qui sont désormais par défaut en visio. Ce n'était absolument pas le cas avant. Dans les réseaux sociaux, nous avons longtemps échangé des messages, désormais nous y consommons surtout des flux vidéos. C'est un peu comme si nos usages et pratiques avaient convergé. Le mode streaming devient le mode dominant : nous nous branchons aux flux des autres et dans cet espace nous sommes certainement bien moins acteurs que par le passé. Nos clics deviennent dispensables, comme notre participation active aux téléréunions devient dispensable. C'est un peu comme si travailler ou s'amuser, désormais, ne consistait qu'à se brancher sur un flux, à accéder à un espace commun, passivement.
Révolution, personnification et professionnalisation
« La professionnalisation comme celle d'un Squeezie est à la fois emblématique et anecdotique. Si nombre de YouTubers se sont professionnalisés, l'internet reste le lieu d'une production de vidéo de masse, industrielle, cheap, pas chère, à l'image des programmes de Twitch. »
Quels points communs voyez-vous entre l'histoire et l'évolution de YouTube et celle de Zoom ?
Hubert Guillaud : Nous sommes quand même face à deux produits très différents. YouTube est né comme une blague potache : un lieu pour stocker et montrer des vidéos. La révolution de YouTube, à l'origine, c'est une révolution de l'accès qui propose d'uploader et visionner des vidéos très facilement, et cela a été une immense réussite. La première vidéo qui est uploadé est une vidéo d'une quinzaine de seconde sans grand intérêt : un des fondateurs de la plateforme parle face caméra de sa visite au zoo qu'on voit en arrière plan. Elle est pourtant emblématique : la durée rappelle celle des vidéos qui prédominent aujourd'hui, essentiellement des formats très courts. On a un personnage face caméra, ce qui forme également l'essentiel du mode où la personnification l'emporte totalement : le mode reportage est très rare et fonctionne souvent assez mal, certainement parce que nous cherchons ici avant tout des formes de socialités. Et elle est sans grand intérêt, ce qui me semble aussi être une caractéristique essentielle de gens qui parlent pour parler. L'introduction de la publicité et de formules payantes ont changé la configuration de YouTube qui s'est totalement professionnalisé.
La comparaison entre la première vidéo de Squeezie (une simple session de jeu commentée) et la bande annonce de Merci Internet, illustre parfaitement la professionnalisation qui a eu lieu. Une professionnalisation qu'il ne faut certainement pas idéaliser pour autant. Celle d'un Squeezie est à la fois emblématique et anecdotique. Si nombre de YouTubers se sont professionnalisés, l'internet reste le lieu d'une production de vidéo de masse, industrielle, cheap, pas chère, à l'image des programmes de Twitch.
Sur Zoom ou Teams, la professionnalisation n'a pas eu lieu, d'abord et avant tout parce que le modèle économique n'est pas aussi accessible : il n'y a pas encore de publicités dans Zoom permettant de rémunérer ceux qui souhaitent l'utiliser. Reste qu'avec la pandémie, on s'est rendu compte qu'on pouvait organiser un événement en ligne fonctionnel. C'était possible avant bien sûr, mais cela ne rencontrait pas beaucoup de succès. Non seulement ces évènements sont fonctionnels, mais ils sont bien moins chers à organiser que des évènements en présentiel et bien souvent pour une audience globale en hausse. Enfin, leur grande accessibilité est peu coûteuse également. Le participant n'a plus à se déplacer et si ce n'est pas très bon, il peut éteindre ou y revenir plus tard. Les contenus vidéos disponibles le sont, il n'y a plus de coût d'accès, de déplacement... Ils nous laissent libres de notre propre gestion du temps. Cela ne signifie pas que l'on souhaite que tout devienne télévisuel. Les concerts en ligne, malgré quelques succès, n'ont pas vraiment pris, les gens souhaitent encore parfois vivre des expériences. Par contre, les plateformes de streaming semblent bien en passe d'enterrer le cinéma.
Sortir de la télé, ou y rester ?
« Zoom a pu sembler prédire une seconde génération de produits vidéos, plus participatifs, où chacun était invité à participer - mais ne disions-nous pas la même chose de YouTube à l'origine ? »
Depuis la sortie de la pandémie et la parution de votre livre, voyez-vous cet avenir télévisuel d'Internet se confirmer ?
Hubert Guillaud : Oui. Zoom a pu sembler prédire une seconde génération de produits vidéos, plus participatifs, où chacun était invité à participer - mais ne disions-nous pas la même chose de YouTube à l'origine ? Cela n'a pas vraiment marché ainsi. Cela se voyait dès le début, dans ces murs d'écrans noirs, où seul celui qui parle montre son visage. En fait, ces produits ne modifient pas vraiment la participation. Leurs premières et principales vertus, c'est d'abaisser les coûts. Un cours de yoga en ligne est bien moins cher qu'un cours en salle et peut adresser bien plus de public. Avec la pandémie, la digue du présentiel à lâché. Sous la contrainte économique, la télédiffusion vient ubériser certains secteurs. Le problème, c'est que cette rentabilité nouvelle a aussi un coût social, psychique, cognitif, que nous ne savons pas mesurer. La vidéo ne peut pas tout compenser. La mort en Face Time, consistant à voir ses proches s'éteindre sans pouvoir être à côté d'eux comme cela a été le cas à l'hôpital au cœur de la pandémie, nous rappelle les limites de notre rapport aux écrans. En fait, ce rapport distant au monde que la vidéo promeut n'est peut-être pas adapté à tous. Pour suivre des cours à distance, il faut être très motivé, et cette motivation a beaucoup à voir avec le niveau socio-culturel. Suivre un CAP de pâtisserie à distance, fonctionne assez bien pour des adultes CSP+ en reconversion, beaucoup moins pour des jeunes en difficultés en recherche de qualification et d'une autre socialisation.
Comment, selon vous, en tant qu'internaute, nous pourrions sortir de la télé et changer ce rapport télévisuel à Internet ?
Hubert Guillaud : Cette évolution ne dépend pas que de nous, hélas. Le format vidéo a été volontairement développé par les plateformes. Par l'introduction de la monétisation publicitaire dès 2007 par YouTube. Puis par la promotion des formats vidéos, comme le fait Facebook en 2015 en surestimant le temps moyen que les utilisateurs passaient à regarder les vidéos pour pousser les professionnels à en produire. Le format vidéo est toujours promu. Les images et les vidéos sont toujours plus fortes que le texte, celles qui emportent la mise font plus d'audience et donc génèrent plus de revenus, à leurs producteurs comme aux plateformes !
Le grand problème, c'est que nous sommes pris dans des boucles de recommandation vidéo sans fin. Tout l'enjeu est de nous montrer le plus de vidéos possibles et de préférence celles qui devraient le plus nous plaire - d'abord parce qu'elles ont plu au plus grand nombre. Le problème de cette recommandation automatisée est de fonctionner sur des rapprochements sans signification. Les systèmes recommandent des contenus similaires ou proches, mais cette proximité n'est pas une proximité de sens, mais de mots clés, de niveau d'audience… C'est ainsi que d'une recherche d'une information médicale sur la vaccination nous glissons immédiatement vers une information antivax, car le sujet est le même, même si le point de vue est différent. Nos enfants basculent d'une vidéo de Peppa Pig à des vidéos d'enfants qui déballent des cadeaux Peppa Pig... La très bonne série que vous regardez en enclenche une autre sur une thématique proche, mais complètement nulle. Des vidéos sont créées pour bénéficier de l'audience des contenus les plus vus... qui expliquent que nos flux soient envahis de vidéos absurdes, qui sont des produits algorithmiques parfaitement adaptés aux algorithmes et à l'exploitation de nos faiblesses cognitives, tout autant qu'à la boucle de revenus qui profite autant à ces producteurs de contenus qu'aux plateformes qui les accueillent.
Le risque est que nous y soyons coincés jusqu'à saturation. Pour sortir de l'internet télévisuel, il faut le vouloir, alors que tout nous y ramène, de la puissance des outils déployés partout pour nous inviter à en regarder, à la puissance marchande des plateformes, en passant par le climax culturel qui nous y conduit invariablement, sans compter les systèmes de recommandations et même nos faiblesses cognitives. Notre disponibilité est ce que vend le monde moderne. Et la vidéo a le grand pouvoir de saturer notre perception, un peu comme si elle nous invitait constamment à ne pas réfléchir, donc à être parfaitement disponibles.
Tout et son contraire
📺 Histoires de webcams
Saviez-vous que les premières webcams n’avaient pas été conçues pour remplacer la télé mais plutôt pour filmer des objets inanimés ?
L’histoire de la Fogcam! installée sur le campus de l’université d’État de San Francisco en 1994 est à lire ici : https://www.numerama.com/tech/541642-fogcam-la-plus-ancienne-webcam-du-monde-encore-en-activite-va-sarreter.html
Et celle de la caméra installée pour surveiller la cafetière de l’université de Cambridge en 1991 là : https://www.bbc.com/news/technology-20439301
Super numéro - et quel plaisir de lire les mots de ce cher Hubert.
Je vais en faire écho dans le prochain numéro de Muzeodrome.
Concernant les webcams, j'avais parlé de celles liées à l'univers muséal dans le n°53 de Muzeodrome (nov. 2020). Parmi ces webcams, celle qui filme 24h /24 la tombe d’Andy Wharhol...
https://muzeodrome.substack.com/p/la-bonne-chose-au-mauvais-endroit