L’histoire est dans les commentaires
Pour cette première infolettre rédigée en 2023, plutôt que de me risquer à l’exercice périlleux des prédictions, je vous propose d’embarquer dans la machine à voyager dans le temps qu’est l’espace des commentaires de YouTube.
Tout a commencé avec un aller-retour 1956-2023
Un dimanche de janvier 2023, j’ai atterri dans la section des commentaires YouTube du film « La Nuit de Carnaval ». Je voulais voir ce film dont on m’avait parlé comme d’un classique russe du Nouvel An, populaire encore aujourd’hui. La bonne nouvelle pour les cinéphiles et snobs (je m’inclus) du monde entier, c’est que plus de 1 000 films du catalogue de la société de production soviétique Mosfilm sont disponibles intégralement et avec des sous-titres sur YouTube.
Bref, j’étais là, devant ma tablette, bien décidée à apprécier le technicolor, les acteurs et l’étrangeté de ce monde, quand mon regard glisse vers les commentaires.
Alors, alors, tout le monde : commençons nos préparatifs pour accueillir la nouvelle année 2023 en regardant le meilleur film de réveillon de tous les temps !!! J’adore le Nouvel An !
Ce commentaire d’une certaine Elena, posté fin décembre et mis en avant tout en haut des commentaires, totalise plus de 1 100 « j’aime » et 60 réponses. Il est banal mais il soulève des questions. Qu’espère-t-on, en 2023, en commentant un film sorti il y a plus de 65 ans ? Et à qui s’adresse-t-on ?
Faire communauté dans les commentaires
Plusieurs milliards de commentaires sont postés sur YouTube chaque année et l’application mobile permet de les faire défiler tout en regardant une vidéo, dans une sorte de ‘Watch Party’ à retardement. Néanmoins, YouTube n’est pas la seule plateforme où nous scrutons les commentaires, à la recherche celui qui exprime exactement (et souvent mieux) ce que l’on ressent.
Utilisez-moi comme bouton « je déteste »
Sur Instagram aussi les commentaires ont pris une place centrale. Le compte Comments by Celebs, par exemple, débusque les messages cachés dans les commentaires de célébrités. Finalement, on lit moins le message que les réactions qu’il provoque. Les équipes d’Instagram l’ont bien compris en hiérarchisant les réponses dans le fil des commentaires : les comptes vérifiés ou ceux de notre réseau apparaissant en premier, indépendamment de l’ordre chronologique. Sur Instagram, il est aussi fréquent de voir des messages qui proposent de servir de réaction manquante : par exemple pour compter les « je n’aime pas » ou pour marquer son incrédulité.
Sur LinkedIn, Twitter et TikTok : l’art du ratio
« Faire un ratio » , c’est éclipser le post que l’on commente avec une réponse qui enregistre plus de « j’aime ». Sur LinkedIn, par exemple, les pages anti-greenwashing les utilisent comme tactique de dissuasion. L’objectif avec le ratio ? Infliger un grand moment de solitude à sa cible. Certains, vexés, préfèrent effacer l’affront leur message, comme l’ancienne ministre Amélie de Montchalin après un triple ratio commis, successivement, par Thomas Wagner, fondateur du média Bon Pote, Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste des énergies et du climat et Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG de défense des océans Bloom.
Une tentative d’inventaire
Qu’ils visent le ratio ou non, les commentaires sont là pour être vus et jouent avec le décompte permis par les plateformes sociales, ce qu’Eugene Wei appelle « la course à l’armement du capital social. »
le flatteur - son but : flatter l’égo de celui ou celle qui a posté. L’affaire se complique avec le troll flagorneur qui feint l’admiration pour mieux ridiculiser.
le comique - pour fonctionner, ce commentaire doit être bref et efficace. On en a vu très récemment un exemple avec la réaction moqueuse à un tweet de la référence du style pour les journalistes aux Etats-Unis.
l’expert - avec ce commentaire, l’enjeu est la précision et de faire reconnaître son autorité sur le sujet.
le contradicteur - de l’objection prudente à la démonstration sur 30 lignes, ce commentaire est là pour vous prouver que vous avez tort.
le harceleur - celui-ci a pour effet « une dégradation des conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale » nous rappelle la loi. Le cyberharcèlement est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende si la victime est majeure.
la confession - ce type de commentaire peut déconcerter mais il n’appelle pas vraiment de réponse, à part un bienveillant mais très anglo-saxon : « merci pour le partage ! » 🤷🏾♀️
le hors-sujet - ce dernier de l’inventaire, c’est un peu l’art pour l’art. Il suit sa propre logique.
Comme avec Elena qui prépare son réveillon du 31 décembre 2022 devant la Nuit du Carnaval, les commentaires postés s’adressent rarement à l’émetteur initial du message. Et de leur côté, comment les créateurs les reçoivent-ils ?
Au-delà du retour dans l’oreillette
En écoutant des interviews de Swann Périssé et Amy Plant, deux créatrices de vidéos, et en parlant avec RebbyCraft, vidéaste sur YouTube et TikTok, je comprends que, si les créateurs et créatrices lisent les commentaires, leur écoute est sélective.
Autonomie et projet artistique
Dans un podcast, l’humoriste Swann Périssé revient sur sa vidéo « Il m’a quittée par mail » (dépubliée depuis) qui a rassemblé des millions de spectateurs et est restée pendant trois jours en 2020 la plus vue sur YouTube France. Elle en parle comme
« d’un moment de grâce » et « l’une des plus belles vidéos que j’ai montées […] Je ne me suis même pas demandé, les gens ils vont penser ci ou ça ».
Pour RebbyCraft, qui crée des vidéos d’animation, tous les commentaires ne sont pas bons à prendre. Tout dépend de ce qu’ils visent : « Si c’est sur le dessin par exemple, c’est trop tard. Je les aurais peut-être écoutés il y a cinq ans mais ça fait longtemps que je suis passée à autre chose. Je suis dans le divertissement, pas dans un concours de dessins. Si c’est sur le scénario, ou comment capter l’attention du public, là oui, je suis plus réceptive pour progresser. Mais je n’ai pas envie d’écouter la première critique constructive venue. Cela reste une opinion, pas une parole divine » . La vidéaste fait aussi plus attention aux commentaires qu’elle laisse sur les autres chaînes de son univers : « Dans l’idéal, je ne me contente pas de faire des compliments. J’essaie d’apporter de la valeur : mettre en avant un passage qui m’a marquée, ou encore faire des jeux de mots. »
La vidéo commentaire ou quand le spectateur était déjà là
Enfin, c’est la réflexion du journaliste Xavier de La Porte interrogeant Amy Plant qui me plaît le plus. Comme les peintres ou les poètes ont pu représenter leur public dans leurs œuvres, il se demande si le travail de montage de la jeune vidéaste n’est pas déjà une manière d’entrer en dialogue avec le spectateur dans ses vlogs. Comme si elle sortait de la narration initiale pour s’asseoir et se regarder dans le canapé à côté de nous.
Finalement, je ne sais pas si Internet et la quantité de commentaires accessibles changent quelque chose à la création. Il faudrait pour ça interroger encore plus d’artistes, de journalistes et de personnes exposées. Mais comme avant Internet, avec la critique, la presse, les fanzines, il n’y a qu’une poignée de personnes dont l’avis compte vraiment pour nous, sauf dans le cas du harcèlement en ligne où la quantité et la durée des insultes et des menaces les rendent insupportables.
Tout et son contraire
💡 Un autre regard sur le même sujet
L’artiste Chiara Amisola a conçu l’expérience web The Sound of Love qui met au centre de la page les confessions sentimentales laissées sous des chansons de rock en ligne sur YouTube. Découvrez-la ici : https://thesoundof.love/