L’oiseau et la forêt obscure
Alors, comment va Twitter depuis le rachat par le milliardaire Elon Musk fin octobre 2022 ? Plutôt mal. Les analyses que je lis hésitent entre : « Twitter est en état de mort cérébrale » et « Non, Elon n’a pas cassé Twitter, la plateforme est caduque depuis des années ».
« Twitter est mort »
Brève chronologie :
Entre le 4 et le 23 novembre, 8 salariés sur 10 de Twitter ont été licenciés.
Le 12 décembre, soit quelques jours après avoir fait débloquer plus de 12 000 comptes suspendus pour discours haineux, Twitter renvoie le conseil consultatif l’aidant à définir sa politique modération et à lutter contre la désinformation.
Le 16 décembre, Elon Musk, défenseur autoproclamé de la liberté d’expression, fait suspendre plusieurs journalistes états-uniens un peu trop curieux des déplacements de son jet privé. Ils retrouveront l’accès à l’issue d’un sondage sur son compte.
Le 18 décembre, le compte officiel @TwitterSupport annonce que les liens pointant vers des plateformes sociales concurrentes sont désormais interdits. Cette nouvelle règle arrive alors que de nombreux utilisateurs se préparent à fuir avec leurs abonnés. Quelques jours plus tard, toutes les traces de cette annonce sont effacées.
Le 19 décembre, Elon Musk met en jeu sa démission dans un sondage. La majorité réclame sa démission mais, finalement, il faudra attendre qu’un successeur « assez fou pour prendre le poste » se présente.
Quel sera le dénouement ? Aucune idée ! Et d’ailleurs, ce n’est même pas de Twitter dont je veux vous parler, même si j’y passe à nouveau du temps après l’avoir délaissé. J’y retourne pour cette newsletter. Je rafraîchis mon fil d’actualité après avoir pris une longue inspiration, en me demandant combien de temps je vais réussir à tenir, là, au milieu des sujets élevés en tendance par l’extrême droite.
Prends le maquis, mais rends-ça cozy
Et si la désertion des plateformes centralisées comme Twitter avait déjà commencé il y a longtemps, malgré des statistiques toujours en hausse ? C’est dans un article de la designer et anthropologue Maggie Appleton que j’ai lu pour la première fois la théorie des « forêts obscures d’Internet » développée en 2019 par Yancey Strickler. L’enjeu pour nous internautes, d’après le fondateur de Kickstarter, c’est de trouver l’espace en ligne où l’on peut redevenir soi-même, sans pression.
« En réponse aux publicités, au pistage, au trolling, au battage médiatique et à d’autres comportements prédateurs, nous nous réfugions dans nos forêts obscures d’Internet […]. Les newsletters et les podcasts sont en pleine expansion. Tout comme d'autres forêts obscures, telles que les canaux Slack, les comptes Instagram privés, les forums de discussion sur invitation, les textos de groupe, etc. »
À peu près au même moment, Venkatesh Rao, partant à peu près du même constat invente, lui, le terme de cozyweb (il parle aussi plus loin dans son article de pajama web qui me plaît encore plus).
« Le cozyweb fonctionne selon le protocole (humain) de tout le monde qui coupe et colle des morceaux de texte, des images, des URL et des captures d'écran. »
J’aime beaucoup cette description de Venkatesh Rao car elle prouve que mon cas n’est pas isolé. Un stockage de téléphone rempli de captures d’écran prises sur Twitter, Instagram ou TikTok à partager immédiatement ou à garder pour plus tard. Des dizaines d’onglets et d’applis ouvertes en même temps. Plusieurs conversations simultanées en messagerie privée ou dans des chats.
S’installer dans le cozyweb, c’est rester très connecté mais prendre un peu de distance et s’aménager des petits salons tranquilles où l’on n’a plus à se soucier de qui regarde.
Forêt obscure : un concept fourre-tout ?
Chaînes d’emails, newsletters, Telegram, Signal, Whatsapp, Slack, Messenger, serveurs Discord,…. La liste est longue. Est-ce que tous ces espaces du cozyweb ont vraiment quelque chose en commun ? Quelques règles se dégagent pourtant dans ces communautés en ligne.
Des espaces fermés, au contenu non indexé par les moteurs de recherche
Fournir un lien d’invitation uniquement dans l’email de confirmation d’abonnement payant peut être un moyen de contrôler l’accès à un serveur Discord d’un média ou d’une newsletter. Dans des alliances de joueurs de jeux vidéos, le contrôle peut aller jusqu’à une vérification du profil et de son historique avant de laisser entrer un joueur dans un Discord. Le but ? S’assurer qu’il n’espionne pas pour une alliance ennemie.
Une modération plus humaine assumée
Même quand des bots permettent d’automatiser certaines tâches, ce sont des humains qui accueillent, rappellent les règles et excluent. Les plateformes centralisées comme Facebook, Instagram ou Twitter parient sur une modération largement automatisée, au prétexte qu’elle serait plus neutre, moins partisane. À l’inverse, sur le cozyweb, on range, on archive, on réorganise les salons à la main. On tapote les coussins en s’assurant que les invités s’y sentent toujours bien.
L’absence de FOMO ou crainte de passer à côté
Je n’ai absolument pas la même peur de rater une information quand je suis sur le cozyweb. 224 messages non lus dans la conversation ? Pas grave ! Je scrolle stoïquement pour reprendre la conversation là où elle est arrivée. Si deux amies discutent ensemble quand j’arrive, est-ce qu’elles s’attendent à ce que je sache de quoi elles parlaient avant que j’entre dans la pièce ? Non, voilà.
Tout et son contraire
💡 Un lien qui contredit ce qui vient d’être écrit plus haut.
Et si, malgré tout, on ne pouvait pas se permettre de rester bien au chaud dans notre cozyweb ? Le risque est de laisser toute la place aux discours néonazis, racistes, misogynes, aux théories du complot, etc. Ceux qui les portent s’organisent aussi dans leurs forêts obscures d’Internet. Mais la différence est qu’ils en ressortent sur les réseaux sociaux grand public et prétendent porter la voix du plus grand nombre. La contradiction de cette édition vient de Yancey Strickler lui même. Dans la partie deux de son article, il défend qu’il faut savoir sortir de sa tanière, se montrer en ligne avec ses convictions et sa banalité, pour ne pas laisser l’atmosphère ambiante devenir trop irrespirable.
🔗https://onezero.medium.com/beyond-the-dark-forest-a905e2dd8ae0